Espagne, à l’aube des années 60. Franco tient le pays d’une main de fer, régnant sur les âmes comme sur les corps. Chez lui, pas de rébellion, pas de contestation. On croit en Dieu, l’église catholique est toute puissante, l’homme domine la femme, l’acte sexuel vise la reproduction, les relations hors mariage sont prohibées, l’alcoolisme et les fêtes également. L’armée surveille le tout. En apparence. Car peut-on longtemps brider les élans du cœur et des sens ? Dans la patrie du flamenco ? De Lorca ? Du cante jondo ? Sous les visages sévères, des tornades émotionnelles sommeillent, qui ne demandent qu’à tout balayer sur leur passage. A la moindre étincelle. L’arrivée d’Ava Gardner par exemple.
Le plus bel animal du monde
Libre, émancipée, indomptable, celle qu’on surnomme le plus bel animal du monde, l’interprète adulée de Pandora, Les neiges du Kilimandjaro, Mogambo ou La Comtesse aux pieds nus, intime de Hemingway, mariée et divorcée multirécidiviste, fêtarde impénitente, ogresse sexuelle, adepte de corrida qui séduit les hommes qu’elle rencontre par hasard comme elle torée dans l’arène, Ava Gardner donc débarque dans cette Espagne confite en dévotions, mais qu’elle aime profondément et où elle compte fermement s’installer. Sans bien évidemment rien changer à son mode de vie, qui tranche considérablement avec les usages du coin.
Hors de question de laisser cette bombe à retardement errer sans surveillance dans les rues madrilènes, surtout quand on sait à quel point elle est imprévisible. Pour observer la dame dans son environnement, repérer, signaler et neutraliser ses moindres signes de sédition, on place à ses côtés un faux couple de domestiques chargés de l’espionner ainsi que son entourage. Manolo est plus un faire valoir, un petit raté qui vit de combines navrantes, un vieil ado. A l’inverse, Ana Mari est l’archétype de la franquiste fanatique, vieille fille boiteuse et revêche, profondément choquée par le comportement de sa nouvelle patronne, dont elle souffre difficilement les sauteries et l’indépendance, toute américaine. Mais elle s’exécute, pour l’amour du Caudillo. Et à ses risques et périls.
Voici donc le pitch de la série Arde Madrid, fruit de l’imagination fertile et pour le moins originale de ses géniteurs Anna R. Costa et Paco Leon. Scénario, réalisation, ce couple à la ville comme derrière la caméra engendre là un véritable bijou d’une fraîcheur incroyable, qui fait honneur à la production espagnole et réinjecte un peu de sens, d’audace et de qualité dans un secteur touché par la paresse et le répétitif. En huit épisodes d’une trentaine de minutes chacun, la team Costa/Leon déroule une histoire rocambolesque, drôle et cynique à la fois, qui n’épargne personne, surtout pas la société franquiste bien pensante qui compte encore pas mal d’adeptes dans l’Espagne post Movida. Pour le coup, l’évocation de cet âge de fer terni n’a pas dû plaire à tout le monde et c’est tant mieux.
Des hommes objets
Car, en bons enfants intellectuels d’Almodovar, Costa/Leon déclarent ici leur flamme à l’Espagne des gitans, du flamenco, du pata negra, de l’amor brujo, sous toutes ses formes. Et sans rien en cacher. Les femmes y dominent, puissantes, charnelles, emportées, capables de tout. Face à elles, des hommes faussement supérieurs, qui trouvent en elles la méfiance de la biche, l’attachement de la louve, la rage de la lionne. Des hommes objets, dont elles font ce qu’elles veulent au final, du moins celles qui possèdent un peu d’amour-propre et de respect d’elles-mêmes. C’est dit, elles ne s’en laissent plus compter, à force d’avoir été abusées, violentées, battues. Le tournant vers la modernité est là, irrépressible.
Face à ces tigresses, espèce à laquelle elle appartient du reste, Ava, remarquablement interprétée par Debi Mazar, n’est émancipée qu’en apparence, sa quête de liberté s’avère une fuite en avant, éperdue, malheureuse finalement, et dont seul le fou de l’histoire cernera le malaise et la détresse. Ses interlocutrices, notamment Ana Mari, jouée par une Inma Cuesta qui, glaciale ou incendiaire, n’en finit pas de brûler, prennent leur destin en main, et les couilles de ces messieurs au passage, avec la pogne bien serrée. Désirs, fantasmes, elles foncent … et la narration speedée par le format court de chaque épisode accélère encore ce galop parsemé de péripéties cocasses flirtant avec l’absurde, avec à la clé quelques crises de fou rire, des séquences d’une bouffonnerie incroyable, d’une poésie poignante, d’une rudesse presque choquante.
Touches finales ?
La série est réalisée en noir et blanc, un choix esthétique aussi risqué que remarquable, sublimé par des éclairages, un travail de la lumière, du cadrage, de la photographie qui singularise l’image, flatte les peaux, intensifie les regards, saisit les profils, les attitudes, agit sur l’antithèse entre le puritanisme affiché de cette société amarrée dans le passé et son besoin viscéral de sensualité, de passion, d’avenir. Un clin d’œil à Fellini notamment dans la scène d’orgie finale qui rappelle par certains plans celle de La Dolce Vita?
La réalité de l’être : nudité des corps, masculins notamment, présentés en majesté dans la simplicité du rapport amoureux avec l’autre ou soi-même, dans le dévoilement d’une pilosité sauvage, d’un rictus d’amertume ; vérité du corps qui urine, vomit, chie, crie, jouit, est malade, ivre, handicapé ; solitude du corps abandonné au sommeil, au doute, aux émotions, aux migrations des genres.
Le générique, qui plaque un rock 60’s à la Shadows sur un montage très nerveux entre N/B et couleurs acidulées, et qui annonce clairement son parti pris de modernité et de sensualité, en exhibant les personnages en train de frénétiquement s’habiller ou se dévêtir, se coiffer ou se décoiffer, … se cacher ou dévoiler ?
Arde Madrid, comme son nom l’indique, joue la carte de la flamboyance absolue et sans concession, avec un succès qui vous enflammera inévitablement. Regardez cette série, savourez-en chaque seconde, chaque plan, chaque impudence. Vous serez choqué, conquis, emporté … et le reste n’aura plus d’importance.