Au Moyen-Age, on l’aurait jetée au bûcher. Clear and simple. Mais en ces premières années du XXIe siècle, c’est elle qui les allume, les incendies, avec une délectation sans égal de pyromane. Avocate reconnue, respectée et crainte, depuis son élégant cabinet new-yorkais, derrière son bureau haut de gamme signé par un grand designer, Patty Hewes fait trembler le monde des affaires… Rien ne lui résiste. Jusqu’à ce qu’elle recrute Ellen Parsons. Voici en substance le point de départ de la très décapante série Damages.
Patty Hewes va tous nous bouffer ?
Cette trépidante saga ponctuée de magistraux coups de théâtre, de flashbacks saisissants, de confrontations saignantes, va dérouler ses méandres sur cinq saisons irrésistibles. Le titre donne le ton : dans la langue de Shakespeare, « damages » veut dire « préjudices » et « réparations », mais aussi « dégâts », « dommages collatéraux ». Les dégâts qu’elle occasionne, Patty Hewes n’en a rien à faire, idem pour les dommages collatéraux de ses enquêtes. Inflexible, rusée, manipulatrice, cruelle, Hewes ne veut qu’une chose : gagner. Et peu importe si elle laisse des cadavres dans son sillage, au propre comme au figuré.
Son credo ? Il est résumé dans les deux vers qui composent le refrain de la chanson du générique, un rock nerveux et viscéral signé The Vla : «When I am through with you, / There won’t be anything left.» Quand j’en aurai fini avec toi, il ne restera rien. Nous sommes tous prévenus, adversaires potentiels, collaborateurs trop zélés, intimes trop envahissants, spectateurs trop impliqués. Patty Hewes va tous nous bouffer. Excepté Ellen Parsons ? Ellen, jeune avocate ambitieuse, engagée pour ses talents, croit-elle, par une Patty Hewes tout miel avant de sortir son bâton, dès que la petite fait mine de se révolter.
Un anti Ally McBeal assumé
Stupeur et tremblements en mode USA ? Pire. Ellen, tout contente de rallier le prestigieux cabinet Hewes, ignore dans quoi elle s’est fourrée. Elle va payer très cher son entrée dans le monde judiciaire… sans pour autant se laisser abattre, au contraire. Car un lien va se créer avec Patty, entre fascination et rivalité, attraction et répulsion : au final, Ellen pourrait bien être la fille de cœur de cette femme qui n’en a guère. Son héritière, une sorte de projection d’elle-même qu’elle voudrait façonner à son image. Sauf qu’Ellen ne se laisse pas faire. Si les deux furies commencent par travailler ensemble, au fil des saisons, elles vont s’affronter jusqu’au duel ultime.
Aux commandes de ce petit bijou de suspense initié en 2007, les frères Todd et Glenn Kessler ainsi que Daniel Zelman, bien décidés à secouer les honorables fondations de la série juridique, ici féminisée, avec à la clé deux visages de femmes fortes dans un univers patriarcal qu’elles contestent et réduisent en pièce à la moindre occasion. Une revanche ? En tout cas, un anti Ally McBeal assumé avec le plein d’interrogations en profondeur. Hors de question de laisser les personnages et le public se reposer sur leurs lauriers, leurs certitudes, leurs acquis. Volontairement et avec une jubilation évidente doublée d’un sens consommé du timing et du spectaculaire, les showrunners ruent dans les brancards narratifs.
La vérité est vicieuse
Ils alternent le timing passé / actu, entrecoupant le récit au présent de retours en arrière ponctués de cartels tranchant la chronologie, et dont le grain plus prononcé, les couleurs plus saturées marquent le passage. Idem pour les focales sur des plans trompeurs, qui faussent la perception du spectateur : il faudra attendre les derniers épisodes de chaque saison pour en savoir plus, découvrir ce qui est vraiment survenu, comment on en est arrivé là et pourquoi. S’il s’agit de maintenir le spectateur en haleine en alimentant le suspens, c’est aussi l’occasion de déstabiliser l’audience en jouant sur ses nerfs, ses affects : la vérité est toujours plus complexe, plus tordue, plus vicieuse qu’on ne l’imagine. Dans le monde de Patty Hewes et Ellen Parsons, il convient, si l’on veut survivre, de :
- ne faire confiance à personne
- toujours se méfier des apparences.
Jusque dans les tréfonds de l’âme. Les incursions répétées dans les psychés pour le moins torturées des héroïnes, entre hallucinations et cauchemars, abattent méchamment la carte du psychologique. Ce n’est pas un hasard si elles sont en mode « combat de chiennes » : la vie n’a guère été tendre ni avec l’une ni avec l’autre. La question est alors de savoir vers quoi opter : la vengeance à tout crin ou la rédemption du pardon ? La lutte constante ou la vie qui continue ? Patty a résolument choisi le fight sans fin, quitte à flirter avec la solitude. Comme le lui assène son fils d’une manière presque prémonitoire, personne ne peut demeurer dans sa proximité, soit ceux qu’elle aime s’éloignent, soit ils meurent. Il n’y a qu’elle qui reste sur l’échiquier.
La boue des arcanes judiciaires
Souveraine, victorieuse, toxique : Patty Hewes créé instinctivement le malaise, d’autant qu’elle s’érige en véritable protectrice de la veuve et de l’orphelin, défendant le faible contre l’opprimé, Robin des Bois en jupons (en tailleurs et talons, plus précisément, très beaux d’ailleurs), s’attaquant sans pitié aux géants de Wall Street, quitte à utiliser les mêmes armes qu’eux, outils médiatiques et barbouzes compris (et ce n’est pas beau à voir). Là aussi, les showrunners tapent fort : chaque saison évoque un fait d’actualité, un scandale financier et politique d’envergure, Enron, Madoff, Blackwaters, Wikileaks. L’occasion de remuer la boue des arcanes judiciaires made in USA, avec une sensation nauséeuse face aux procédés employés par des tycoons uniquement motivés par le fric, même s’ils jurent être des agneaux.
Face à pareils salopards, hypocrites et sans scrupules, Patty Hewes a-t-elle le choix des armes ? Si elle s’est distinguée par rapport à ses consœurs, c’est parce qu’elle a été plus dure, plus violente, plus hargneuse. Plus « mec ». Plus observatrice et stratégique également. Intelligente sans conteste. Surdouée même. Et c’est là que Damages s’impose comme une leçon de stratégie : observation, documentation, patience, profil psychologique des adversaires, parfaite connaissance du milieu, des usages, des modes de fonctionnements. Ce n’est pas pour rien que Hewes est redoutable. Si son éthique est souvent contestable (un euphémisme), sa méthodologie, elle, est d’une rare efficacité. De même sa ténacité, son sens du théâtre.
Damages résolument féministe ?
Dans cette high society vouée au mâle blanc riche et dominant, Hewes choisit d’effacer sa féminité pour vaincre, encore et toujours. Et c’est là que le choix de Glenn Close fait plus que sens. La blonde star de Liaisons fatales et Les liaisons dangereuses nous offre une interprétation sidérante. Elle se contient, se contrôle, efface ses émotions, tout sourire, très douce, et d’un coup, son regard se durcit, sa voix devient métallique. Avant qu’elle n’explose de colère, ou que son regard gris ne se voile de larmes retenues. Éprouvant pour l’actrice, à qui Rose Byrne donne la réplique dans un registre aussi nuancé. Brune, yeux sombres, faussement candide, tout aussi dissimulatrice, Byrne fait le poids face à sa partenaire.
Et puis il y a ces messieurs : Tate Donovan, Ted Danson, Željko Ivanek, Timothy Olyphant , John Goodman, William Hurt, Ryan Phillipe, Mario Van Peebles, Zachary Booth, Judd Horsch, John Hannah… Il s’y mêle bien quelques dames dont Lily Tomlin, Janet Mc Teer ou Marcia Gay Harden ; toutes de fortes natures égarées dans une faune masculine où les plus puissantes sauront se tailler la part du lion, quitte à l’égorger. En l’état, le binôme Close / Byrne se distingue pour notre plus grand bonheur et notre édification. Damages résolument féministe ? Pas seulement : la série comporte plusieurs angles, elle propose plusieurs points de vue, c’est ce qui fait son incroyable richesse. Chacun y trouvera ce qu’il ne pensait pas y chercher. C’est là toute l’astuce.