Mon Dieu qu’elles ont fait couler d’encre ces donzelles : Catherine d’Aragon, Anne Boleyn, Jane Seymour, Anne de Clèves, Catherine Howard, Catherine Parr, … six épouses dont deux divorcent, presque chanceuses même si c’est alors une honte, car deux autres, moins malignes, finiront sous la lame du bourreau. La pauvre Jane ne survivra pas à son accouchement… la seule qui s’en tire à peu près indemne, c’est Catherine Parr, mais à un cheveu seulement du bûcher où elle faillit griller comme hérétique. « This is a man’s world » chantait James Brown ; ironiquement l’expression convient pour résumer le statut de ces dames : sauvée par le gong, Kate doit la vie à la crise d’apoplexie qui terrasse son époux grabataire, déjà bien rongé par la goutte et l’obésité.
Puissance et solitude
Un époux qu’elle apprit à aimer malgré un mariage quasi forcé (on ne dit pas non au roi Henry Tudor), malgré son vieil âge et ses maladies, malgré un caractère insupportable, autoritaire et arrogant, malgré les changements brusques et les colères terribles de ce tyran … parce qu’il savait être charmant et séducteur, parce qu’il dégageait un sentiment de puissance, parce qu’il savait se faire respecter et craindre ? Parce qu’il était pathétique de solitude, cherchant en vain l’amour parfait , la reine qui lui donnerait cette descendance masculine ? Parce qu’il avait un temps touché cette perfection, la douce Jane Seymour, adorée, trop tôt disparue et qu’il pleurera jusqu’à l’instant de sa mort, avant de la rejoindre au tombeau ?
Ébullition dévastatrice et génératrice
La série Les Six femmes d’Henry VIII s’impose comme une évidence pour faire revivre cette histoire intime ancrée dans un véritable âge d’or, qui comme tout creuset contient une ébullition tout à la fois dévastatrice et génératrice. Composée de six chapitres de 90 minutes chacun, la fresque tournée en 1970 par Naomi Capon et John Glenister pour la BBC déroule le destin de ces six femmes pour mettre en exergue celui du premier monarque en quête d’absolu amoureux et politique. Au travers de ces portraits, c’est l’Angleterre moderne qui progressivement prend corps, dans la violence des querelles religieuses, l’affrontement des factions avides de puissance.
La grande tradition britannique de la BBC
Ici point d’éclat visuel ni de sexe étalé ou de violence extrême comme dans Les Tudors de Michael Hisrt ; nous sommes résolument dans la grande tradition britannique de la BBC, et le feuilleton prend des allures de pièce historique à la Shakespeare (qui du reste écrivit un Henry VIII sur la fin de sa vie). Costumes somptueux, décors rigoureux, jeu impeccable, le scénario se concentre sur les personnages, leurs échanges, ce fragile équilibre des sentiments, les tractations diplomatiques, les complots, les jeux d’influence … pâles et sans apprêts, ces dames semblent bien fragiles, trop amoureuses. Leur vie ne tient qu’à un fil sur cet échiquier où elles en sont que des pions aux mains de familles sans scrupules, qui sont prêtes à les sacrifier à leurs intérêts.
Un tableau d’Holbein qui s’anime
Au centre de cette nébuleuse, Henry VIII trône, qui joue de ces ambitions pour son bien être et sa gratification personnelle autant que pour le rayonnement de son royaume. Victime cynique, manipulateur par obligation, monstre d’égoïsme, Keith Michell campe son personnage avec un éventail de nuances absolument fascinant, justifiant pleinement les prix qui récompensèrent sa prestation. La silhouette, l’allure, la prestance, on dirait un tableau d’Holbein qui s’anime. Le travail de reconstitution est pointu, offre une vision très complète de l’Angleterre d’alors, au moment où elle s’impose dans le paysage européen comme une puissance avec laquelle il va falloir compter.
L’amour comme un prétexte
On ne peut s’empêcher d’évoquer Le Prince de Machiavel dont nous chroniquions il y a peu l’adaptation théâtrale; Laurent Gutmann y exposait une version moderne du texte fondateur de la politique actuelle. Avec Les six femmes d’Henry VIII, nous voyons cette logique se développer dans sa période d’origine, dans un contexte qui imposait ce type d’adaptation, pour survivre d’une part, pour dominer et perdurer ensuite. Et pour cela, la femme est nécessaire, pour conclure des alliances, pour transmettre le pouvoir à la descendance. Cela ne laisse de place à l’amour, que comme un prétexte, une licence poétique qui se noie dans le sang et les larmes.