Nous venons donc de boucler le visionnage de Super Pumped ou comment Travis Kalanick a accouché du monstre Uber. Et franchement, ce récit tient autant du cauchemar que de la success story. D’où un certain nombre de réflexions qu’il convient de se poser après avoir vu les 7 chapitres de cette geste des temps modernes.
Génie ou gourou de secte ?
Geste : l’expression n’est pas exagérée car on touche ici aux racines des mutations digitales qui transforment irrémédiablement notre monde, et pas forcément pour le meilleur. Adaptée du livre du journaliste Mike Isaac Super Pumped: The battle for Uber publié en 2019, la série drivée par Brian Koppleman et David Levien pour le compte de Showtime a été initialement diffusée en février 2022 avant d’atterrir sur Canal+ en juin. Hasard du calendrier, presque en même temps que les Uber Leaks qui confirment le propos développé dans la série, à savoir que Kalanick a construit et géré sa start-up avec des méthodes de mafieux, en privilégiant le coup de force, la menace, le vol de données, un management sexiste et toxique… bref un tableau de chasse qui sent son connard libertarien à plein né.
Pour donner de l’étoffe à ce personnage odieux au parfum de psychopathe, un Joseph Gordon-Levitt proprement génial dans la peau de cet entrepreneur sans scrupules doublé d’un adulescent intolérant à la frustration, mais prompt à idéaliser toutes ses actions, sous prétexte de disrupter la société et de rendre le monde meilleur. Séducteur en diable, il arrive à attirer talents de la tech et investisseurs, à leur faire gober ses conneries, à épouser sa cause. Un génie ? Un gourou de secte ? C’est le ressenti de Bill Gurley, business angel qui l’épaule à ses débuts, sorte de père spirituel incarné par un Kyle Chandler pétri de bon sens mais vite dépassé par le caractère ingérable de ce poulain fringuant et indocile.
“Grossir ou mourir”
Pourtant Tavalnik respecte le mantra de Gurley à la lettre : “grossir ou mourir”, quitte à dévorer autrui sans ménagement et avec un mépris à peine voilé pour les plus faibles. Question : pourquoi ce financeur aguerri, respecté de ses pairs, continue de soutenir un CEO qui alterne les victoires glorieuses et les bourdes inacceptables, et dont l’absence de valeurs morales et humaines saute aux yeux ? L’appât du gain ? Le besoin de prouver qu’on a flairé le bon filon avant les autres ? Qu’il faut absolument parrainer cette disruption, quitte à en endiguer les dérives au fil de son développement, mais avant que quelqu’un d’autre ne vienne piller le filon, raflant la mise au passage et l’auréole tant convoitée de bâtisseur du futur ? Il est en tout cas évident que Tavalnik se fiche d’avoir l’air honnête et propret, il fonce.
Et quand on lui rappelle qu’il enfreint la loi, il répond que c’est la loi qui est mal faite, car elle restreint la liberté en général, surtout la sienne. D’où des choix qui feraient rougir de honte les pirates du XVIIᵉ siècle qui possédaient tout de même un code d’honneur. Avec des gars comme Tavalnik, l’honneur est devenu has been, seul le résultat compte. D’où un clash prévisible avec Gurley, clash qui illustre parfaitement le clivage entre ces deux générations d’entrepreneurs, les jeunes méprisant les anciens, la génération X crachant sur le peu de principe qui anime encore les boomers. C’est finalement à un gigantesque concours de quéquettes qu’on assiste, sous l’œil très attentif des géants : la séance de mise au pas opérée par les CEO d’Apple vaut d’ailleurs son pesant de cacahuètes.
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Entre demi-dieux 5.0 et escrocs digitaux
Elle pose cependant question : s’ils reprennent fermement la main, les dirigeants d’Apple ont quand même été défiés par Tavalnik qui a sciemment transgressé la sacro-sainte confidentialité promise à ses usagers par Apple. Bref, la disruption a ses limites, surtout quand elle met à mal un business fondé sur la prédation. Toutes les jeunes pousses de la tech sont-elles prêtes à trahir ? Certains, Bezos, Musk, sont en train de prendre l’ascendant, leurs méthodes aussi, dont on sait qu’elles sont détestables et mensongères comme celle de Tavalnik. De quoi :
- douter de ce milieu qu’on érige en exemple, en paradis, en modèle de réussite
- interroger notre avenir dans un monde régi par ces technologies vampires qui sont en train de s’infiltrer partout, de phagocyter la santé, la finance, les assurances, la food pour le meilleur parfois, trop souvent pour le pire.
Doù l’absolue nécessité de légiférer, d’encadrer, de surveiller, afin de protéger non pas la concurrence, mais le travailleur et l’utilisateur.
À ce propos, il faudrait peut-être également réfléchir à la manière dont on évoque le profil de startupeurs à succès qui intéresse de plus en plus les auteurs de séries et de films et pourrait bien concurrencer les super héros Marvel : Social Network, Steve Jobs, The Dropout, … victorieux ou escrocs, les créateurs de licornes sont évoqués comme des demi dieux 5.0. Problème : en racontant leur histoire sur écran avec effet visuel et rythme électrique sans avoir le recul de l’enquête écrite, dénonce-t-on leurs méthodes ou célèbre-t-on leur audace ? L’esthétique de Super Pumped rappelle les narrations nerveuses de Martin Scorcese, Guy Ritchie ou Quentin Tarantino qui endosse d’ailleurs le rôle de commentateur en voix-off pour décrire avec la verve qu’on lui connaît cette peuplade de requins numériques assoiffés de fric et de reconnaissance.
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Difficile de ne pas être fasciné par ce microcosme, cet appétit de réussite qui autorise tous les écarts. Et c’est bien là le risque, car à la problématique “faut-il être un psychopathe en puissance pour disrupter le monde ?”, Super Pumped répond ”oui” par la force des choses. Et va continuer à le faire : une saison 2 est en route, qui décortiquera un peu plus ces success stories à double tranchant en abordant l’histoire de Facebook. À suivre donc.
Et plus si affinités
Vous pouvez visionner la série Super Pumped en VoD.