Décidément le biopic est un genre qui a le vent en poupe : dernier opus en date, le très attendu Steve Jobs, sorti la semaine dernière sur nos écrans. Et là question : comment relater le parcours d’un visionnaire, aux facettes d’autant plus riches que sa personnalité était pour le moins tortueuse, et que sa fin fut pleurée du monde entier ? Quel angle aborder ? Un récit d’une précision chronologique ? L’aspect purement intime ? La façade professionnelle ? Le génie d’un avant-gardiste qui anticipe le futur pour mieux le façonner ? Car après tout, qui était Steve Jobs ? Bien malin qui pourrait le dire, et le leader d’Apple s’employa à rester discret, ne vivant qu’au travers de ses créations. Et c’est finalement ce lien étrange que Danny Boyle cherche à cerner dans son film.
Un film ? Ou un drame ?Construit en trois temps d’après la biographie de Walter Isaacson adaptée par le scénariste Aaron Sorkin, Steve Jobs présente l’entrepreneur à trois moments clés de sa carrière, trois temps forts où il présente au monde les produits qui vont le propulser un peu plus haut dans la renommée, un peu plus profond dans le terreau du monde informatique. Jusqu’à le cheviller dans l’ADN même de notre univers, notre culture. Ces trois temps sont conçus comme trois actes d’une pièce de Tchekhov, où Jobs, aux prises avec le stress de l’accouchement public, en profite pour régler ses comptes avec un entourage qu’il tyrannise volontiers dans son exigence de perfection.
Un compétiteur acharné, sans conteste possible. Un joueur effréné, qui manipule, jonglant avec les apparences, n’hésitant pas à mentir pour positionner ses pièces sur l’échiquier économique, repoussant toujours un peu plus ses limites, luttant pour communiquer avec le monde. Tel un inventeur de la Renaissance, il se met en scène, minutant chaque passage de ses speeches, scénarisant ses produits, dans de véritables scénographies qu’il orchestre de bout en bout. Un chef d’entreprise ? Ou un metteur en scène exigeant ? Tandis qu’il place des lys à côté de son « cube » pour le mettre en valeur, c’est la pureté d’un Visconti, l’oeil d’un Strehler qu’on ressent dans ce visage émacié, d’une froideur calculatrice.
Machiavélien, comme le furent les princes humanistes, … Danny Boyle donne au personnage une dimension mythique de héros shakespearien, en proie à des démons qu’il dompte à coup de succès. L’abandon des parents, l’enfant qu’il refuse de reconnaître, la collègue qu’il ne veut pas aimer … seul, incapable d’exprimer ses sentiments, il ne communique ses émotions que par le biais du langage informatique. Michael Fassbender prête à ce héros moderne une nervosité, une fébrilité qu’il contrebalance avec une confiance insolente. Surdoué incontestablement, qui se distance régulièrement de l’affect par le biais de l’excellence. Redoutable et fragile, c’est sur la scène de théâtres gigantesques qu’il trouve son équilibre.
Et cela fait peur. Tandis que Boyle détaille ses avancées dans des décors où se disputent le vert amande et le rouge sombre, les ombres et les lumières sculptent l’inévitable mutation de notre monde. En 30 ans Jobs a amené notre humanité à communiquer autrement, au travers d’un objet, d’un système, d’un langage dont il est le seul à détenir les clefs, farouchement gardées dans une logique d’enfermement. Ses créations ne sont compatibles avec rien d’extérieur. De même jamais il ne remercie les collaborations dont il a bénéficié. Est-ce une véritable ouverture ? La question plane sur la conclusion du film, tandis qu’on comprend alors que Jobs n’est ici qu’un prétexte à interroger l’ambivalence inscrite dans chaque progrès technique et culturel de notre civilisation. S’agit-il du progrès de trop ?
Et plus si affinités
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