La pièce Collaboration date de 2008. Ronald Harwood complète ainsi A torts et à raisons publié en 1995 et qui évoque le procès en dénazification du chef d’orchestre Furtzwängler. Creusant le thème de l’artiste confronté à la folie du nazisme, le dramaturge anglais revient sur la coopération entre Richard Strauss et Stefan Zweig, coopération menacée par l’arrivée au pouvoir d’Hitler. La pièce explore ainsi la question de la créativité confrontée à cette fameuse Bête, issue d’un ventre malheureusement toujours fécond, et dont Brecht stigmatisera la récurrence dans La Résistible ascension d’Arturo Ui.
Un besoin viscéral de produire
Le nazisme, la monstruosité froide et calculatrice, inhumaine ou trop humaine : nombre d’artistes eurent à affronter, souvent balayés, écrasés par ce vent de folie. Comme Brecht, l’auteur autrichien Stefan Zweig prendra le chemin de l’exil pour survivre, signifier son refus d’intellectuel et d’humaniste ; le compositeur Richard Strauss, lui, restera en Allemagne, soutien d’un régime qu’il croit pouvoir manipuler. Deux actions ratées : Sweig se suicidera, Strauss sera avalé par le système. Leur collaboration ne survivra pas à cette tempête. C’est cette histoire tragique qu’autopsie Harwood dans cette pièce terrible.
Ces deux sommets de la créativité exacerbée s’étaient rencontrés, avaient sympathisé, décidé de travailler ensemble sur un opéra, La femme silencieuse. L’un comme compositeur, l’autre comme librettiste. Strauss, génie musical en mal d’inspiration, dévoré par les notes qui martelaient son cerveau, avait un besoin viscéral de produire. Il sollicitera Sweig, introverti, émotif et maniaque, pour lui modeler une histoire et rétablir le processus d’écriture. En admiration devant l’auteur du Chevalier à la Rose, Sweig hésitera d’abord, … puis foncera.
Une histoire d’amitié
Ces deux artistes vont faire fi de leurs peurs, de leurs égoïsmes de créateur et travailler ensemble. Se tolérer. S’accepter. Faire des concessions qu’ils n’accorderaient pas même à leurs compagnes. Devenir amis. Jusqu’à ce que Hitler prenne le pouvoir. Je n’en dirai pas plus sur l’intrigue. Mais sachez qu’en s’attaquant à ce sujet épineux, le dramaturge Ronald Harwood propose un regard à la fois drôle, tendre et pénétrant sur cette histoire d’amitié et le contexte historique qui va la mettre en péril.
Fidèle au principe des poupées russes du metteur en scène Giorgio Strelher (une expérience personnelle englobée dans un passage d’Histoire englobé dans la tragédie de l’Humanité), Georges Werler en 2011 s’empare du sujet et lui apporte les nuances du cœur, les résonances émotives, le relief des doutes. Michel Aumont en Strauss, Didier Sandre en Sweig : choix on ne peut plus judicieux que ces deux interprètes qui prêtent à leurs prestigieux personnages des visages humains, des voix, des intonations, une vibration intérieure. Sans pour autant dévorer tout l’espace, se situant en équilibre entre la relation intime et les évènements extérieurs qui grondent, les prises de conscience et la façade sociale.
Face à la machine nazie
Les autres acteurs évoluent autour d’eux en cercles concentriques, les épouses d’abord jouées par Christiane Cohendy et Stéphanie Pasquet, Mme Strauss qui a toujours couvé son mari et se caractérise par un franc-parler et une personnalité de dominante qui pliera à peine devant les officiers SS, Mme Sweig à l’inverse si effacée qu’elle refusera même que son mari cite son nom sur la lettre d’adieu où le couple annonce son suicide (moment fort et subtil à la fois).
Et puis les autres, dont notamment l’émissaire de Goebbels, dont les menaces à peine voilées piègent Strauss au moment où le compositeur s’y attend le moins : la scène est effrayante de justesse et en quelques instants, on saisit le caractère impitoyable de la machine nazie, pourquoi tant d’individus se sont retrouvés écrasés ou embringués malgré eux. Est-il possible de choisir son camp devant pareille manipulation ? La seule solution est-elle la fuite ?
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Créativité et conflits intérieurs
Et Ronald Harwood de mettre alors en perspective le besoin irrépressible de créer qui secoue l’artiste et l’amène soit à refuser en bloc ce système car il en a perçu les ténèbres dévoratrices, soit de s’y plier tout en s’enfermant dans sa bulle d’imagination, en pensant que l’orage va passer. Il passera certes, mais à quel prix. Décors subtils, discrets et intimistes, lumières et ombres, costumes entre couleurs de terre pour Sweig et bleu marine/noir de la diplomatie et de l’effacement pour Strauss, tout est mis en œuvre pour placer au centre de la démarche les conflits intérieurs des deux artistes et ce lien ténu mais indéfectible de la création engendrée à deux.
Cette mise en scène de Collaboration datée d’il y a plusieurs années n’a pas eu l’heur d’être préservée en DVD ou disponible en streaming. C’est fort dommage car le récit de Harwood a beau s’ancrer dans une période spécifique, il est intemporel, toujours d’actualité. N’hésitons pas alors à lire ses mots, à parcourir les scènes de ce texte remarquable, pour en méditer le message. On trouvera une version en anglais et un numéro d’Avant-Scène Théâtre consacré à la traduction de la pièce ainsi qu’à la mise en scène de Werler.
Et plus si affinités