Écrite en 1737, la pièce Les Fausses Confidences mit du temps à entrer au répertoire ; mais une fois introduite au Panthéon de la dramaturgie française, la comédie de Marivaux y occupa une place de choix. Il faut dire qu’en l’état, elle synthétise tous les paramètres qui font de leur auteur l’initiateur d’un genre nouveau, la comédie de mœurs, scrutatrice des âmes et gentiment moqueuse, observatrice d’une société en pleine mutation, dont certains comportements encore discrets annoncent le séisme de la Révolution. Et la mise en scène qu’en a fait Didier Bezace le met particulièrement en évidence.
Une écriture de la vie et de l’amour
Une écriture de la vie, dans ce qu’elle a de plus commun, puisqu’elle nous parle d’amour. Ah ce fripon, ce diable d’Éros, qui prend un malin plaisir à torturer les cœurs, aveugler le regard, tourmenter les esprits, faire perdre le contrôle de soi, bouleverse les existences. Chez Marivaux, pas d’angelot joufflu aux fesses roses et aux ailes de pigeon. Cet amoureux de théâtre évacue l’aveugle archer pour lui substituer l’homme, seul artisan de ses attirances. L’homme… et la femme. Objectif de la manœuvre : placer l’un en face de l’autre, dans un duel verbal tout en dentelles et en tisonnier, qui débouchera sur la défaite de l’un, la victoire de l’autre
Et vice versa, car à ce jeu pas de véritable gagnant. Tous les coups sont permis, du moment qu’ils ne sont ni physiquement violents, ni grossiers ; c’est donc par les mots, la manipulation et le mensonge que le piège amoureux s’installe et se referme. Ces ruses sentimentales, Marivaux a passé sa carrière de dramaturge à en forger une multitude, toutes plus tordues les uns que les autres, pour les placer au centre de ses intrigues, comme l’œil d’un cyclone, petit vent de séduction innocente qui se métamorphose en tornade socialement destructrice. La mécanique qui sous-tend l’action des Fausses Confidences est à ce titre exemplaire, car d’une complète ambiguïté.
Manipulations amoureuses et conséquences irréversibles
L’enjeu est simple : Dorante, jeune homme de bonne famille, mais ruiné, est follement épris d’Araminte, riche veuve indépendante et prude. Pauvre, il ne peut prétendre à épouser au-dessus de sa condition financière dans cette société du XVIIIᵉ siècle naissant, cloisonnée, respectueuse seulement des titres et des fortunes. Or Araminte, courtisée par un comte, a visiblement un bien meilleur parti à sa portée. Qu’à cela ne tienne, Dubois, ancien valet de Dorante passé au service de la dame, va entrer dans la danse et paramétrer la stratégie psychologique qui va faire basculer le cœur de la belle. En une journée (ah les chères unités de temps et d’espace jouent ici un rôle d’activateur qui tourne un peu plus la tête), Dorante est introduit dans la place comme intendant, et Araminte engluée dans une véritable toile d’araignée tissée de révélations et d’épanchements à géométrie variable et contradictoire.
« Dorante m’aime ? Mon Dieu, je suis flattée… mais je ne veux pas que ça se sache, mon Dieu ma réputation. Mais s’il m’aime, pourquoi fait-il les yeux doux à ma servante Marton, qui le trouve à son goût du reste ? » « Araminte semble s’intéresser à moi, mais pourquoi donc montre-t-elle alors favorable à ce projet de mariage avec le comte ? » En substance, c’est un bon gros sac de nœuds psychique et émotionnel, où se lovent quelques vipères, et l’ardent désir d’y voir plus clair dans le cœur de chacun, en trompant l’autre de façon souvent cruelle s’il le faut, en s’arrangeant pour que son secret éclate aux yeux de tous. Car étaler son amour devant témoins, c’est ne plus pouvoir le nier, donc s’exposer à en subir les conséquences irréversibles, refus… ou mariage.
Des confidences fausses… mais vraies
Héritage superflu de la préciosité dans ce qu’elle a de plus gnangnan? Marivaudage inutile de nantis s’ennuyant dans leurs ors et leurs velours ? Les choses sont plus compliquées bien sûr, et Marivaux nous en fait prendre conscience avec discrétion, tact et justesse. Dorante, s’il eut été plus aisé, aurait fait un époux tout à fait honorable, son oncle le rappelle vertement à la mère d’Araminte, la très ombrageuse Mme Argante qui en pince pour le titre et les terres du Comte ; c’est qu’au temps de Louis XV, on épouse pour s’enrichir, pour améliorer son rang, pour s’élever dans la société. L’amour n’a pas de place là-dedans, surtout pas, il ne manquerait plus que femmes et maris s’aiment, mais quelle folie !
Moderne, Marivaux se charge de l’y faire entrer, par la petite porte, mais pour y tout chambouler. Un portrait, une lettre, un deuxième portrait, un autre lettre, les preuves s’accumulent de l’attachement mutuel des tourtereaux qui finiront dans les bras l’un de l’autre, et basta cosi ! Tant pis pour la mère et l’oncle, quant à Dubois, c’est satisfait qu’il regarde tomber le rideau de fin sur cette intrigue dont il a si savamment tiré les ficelles. Pas de simples confidences, murmurées, tracées à la va vite sur le papier. Toutes transies de déclarations contenues. Toutes fausses. mais finalement très vraies.
Une mise en scène entre tradition et modernité
C’est ici que la mise en scène élaborée par l’acteur Dider Bezace pour le théâtre de la Commune d’Aubervilliers s’inscrit comme une référence, un équilibre parfait entre tradition et modernité. Tradition dans les décors et les costumes qui nous emmènent au temps de Watteau, sans pour autant alourdir l’action et l’atmosphère. Légers, discrets, deux pans de murs séparent les salons d’Araminte de son jardin, permettant en un tour de main de suivre les personnages dans leurs rencontres intimes, dans leurs confrontations devant témoins. Quelques meubles, un bureau élégant, quelques chaises soulignent le luxe de cette demeure, sans étouffer l’importance des accessoires, missives ou tableaux qui vont faire rebondir la progressive révélation des sentiments de Dorante, et le questionnement sur sa démarche qui pourrait aussi être très intéressée.
Ainsi dépouillé, le plateau laisse place libre aux acteurs, et à leur jeu. Une interprétation détachée, d’une grande rigueur, drôle et racée en même temps, d’une émotion à fleur de peau. Pierre Arditi excelle en Dubois, prêtant sa légendaire ironie au valet, amenant par ses tonalités souvent désabusées à nous interroger sur ses véritables motivations. Anouk Grimberg nuance son Araminte de sa voix d’enfant aux inflexions multiples, rêveuse, colérique, amusée, séduite, conquise enfin. Marie Vialle, Isabelle Sadoyan, Alexandre Aubry, Christian Bouillette, Jean-Yves Chatelais et Robert Plagnol viennent compléter ce casting de grande qualité, où les expressions et les ressentis mettent en relief le génie et la vivacité d’un auteur hors normes qui confronte comme personne les obligations de la raison et les tiraillements du cœur.
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