Quelle est la fonction du théâtre ? Divertir, jouer de nos émotions, informer, faire réfléchir, polémiquer ? La question est inscrite au programme de littérature des classes de lycée, elle revient en boucle dans les circulaires du ministère de la Culture, elle préoccupe la conscience des directeurs de salle, des programmateurs de festival, titille l’imagination des metteurs en scène. Et la question de prendre de l’ampleur en cette période de médiatisation effrénée où l’image et le discours se distordent sur internet, les Ipad, les smartphones. En revenant sur l’un des moteurs de la tragédie rwandaise, la pièce Hate radio a le mérite de distancer ces débats somme toute théoriques pour nous confronter avec l’urgence de la mémoire, de la vérité et de la justice. En 2 heures de spectacle fracassant, Milo Rau démontre de façon indubitable l’impact incontestable et affreux de la force médiatique sur les consciences d’une population. À la clé, un génocide épouvantable et notre culpabilité à tous.
Hate radio: reconstitution historique et fidélité aux faits
La pièce Hate Radio a pour objectif de montrer comment la « Radio Télévision Libre des Mille Collines » (RTLM) a ouvertement et sans complexe poussé la population hutu au massacre des tutsi et des hutu modérés. Et cela en amont de la mort du président rwandais Habyarimana, dont l’avion est abattu par deux missiles le 6 avril 1994. Cet attentat mettra le feu aux poudres, transformant les massacres récurrents en un processus génocidaire d’éradication. Un processus préparé étape par étape par les discours et les interventions des journalistes composant l’équipe de la RTLM.
Hate radio est le fruit du travail de l’Institut international du crime politique qui depuis 2007 recourt aux arts pour transmettre au grand public la reconstitution d’évènements historiques enrichis d’une réflexion théorique. Un seul souci en tête : la fidélité aux faits. Aussi ce que nous voyons pendant ce spectacle mis en scène par Milo Rau, un Suisse spécialiste de la littérature germaniste et française, journaliste, auteur et réalisateur, est la vérité. Horrible, insoutenable.
Hate radio: haine verbale
La pièce commence avant même que nous soyons assis, à l’entrée de la salle, lorsqu’on nous distribue des radios et des casques (ce qui fut d’ailleurs le cas lors du lancement de RTLM, la population hutu étant largement équipée gratuitement par les forces en place). Nous voici placés en condition d’auditeurs, et cela pour tout le temps du spectacle, durant lequel nous sommes tenus d’éteindre les portables pour éviter larsen et interférences. Plongée en conditions donc, dans une salle aux cubiques arcades qui il y a un siècle servait d’abattoir ; nous sommes à la Villette, où jadis on tuait les bestiaux destinés à nourrir la capitale, et étrangement ce souvenir n’aide pas à la sérénité, ni le son de cloches lancinant qui jaillit du casque que nous portons tous, obligés que nous sommes si nous voulons suivre l’action. Action qui s’inscrit d’abord sur un écran : 4 personnes projetées sur une toile, quatre portraits qui soudain s’animent et témoignent.
De l’ampleur des massacres, de leur atrocité, de leur cruauté, de leur bestialité, de leur inutilité. Des victimes, des témoins, des proches de victimes. Des rescapés. Tranquilles pendant qu’ils nous expliquent l’impensable. Tous convergent à un moment de leur explication vers la RTLM, omniprésente : ce qui y est dit est « incroyable ». Fondu au noir, pénombre, l’écran rideau se lève, dévoilant un studio d’enregistrement aux parois de verres, inondé de lumière au néon, où trois animateurs, un DJ et un soldat cohabitent le temps d’une émission. Et là, on comprend vite que le vocable « incroyable » est euphémisme. Car crescendo les paroles des trois journalistes deviennent d’une violence absolue et ubuesque.
Hate radio: quand l’imperfectibilité humaine devient monstruosité
Et nous ne sommes en cet instant qu’aux dix premières minutes de l’émission. Je vous laisse imaginer la suite, lorsque des gamins de 11 ans appellent pour dénoncer leurs voisins, demander comment faire pour écraser les « cafards », et que les animateurs leur expliquent en éclatant de rire. Sommet atteint lorsque la journaliste appelle à l’extinction des adversaires et que le DJ balance derrière « Rape me » de Nirvana. Croyez-moi, dans pareil contexte, la voix de Kurt Cobain prend vraiment des intonations furieuses, assassines. Cathartique, disait Aristote à propos du théâtre. Mission accomplie à H+2 lorsqu’on ressort assommé par l’ampleur du désastre et la conscience accrue que le 4ᵉ pouvoir placé en des mains inconséquentes peut devenir arme de destruction massive.
«Mais Delphine, t’es vraiment naïve ou quoi ??? C’est déjà arrivé avec l’Holocauste pendant la 2ᵉ Guerre Mondiale, à Sarajevo en Yougoslavie, même pendant les guerres de religion, avec la Saint-Barthélémy !» Oui, c’est bien ça le problème. Après 20 siècles de massacres en tout genre, malgré les progrès techniques, l’ouverture au savoir, la surmédiatisation, l’être humain ne tire aucun enseignement de ce sanglant patrimoine. Et la perfectibilité de l’espèce d’en prendre un très gros coup dans l’aile. «Le ventre est encore fécond d’où a surgi la Bête immonde», dixit Brecht qui mettait en garde contre la programmation quasi génétique de l’être humain pour le malheur et la cruauté imposée à autrui. Peut-on prétendre à la perfectibilité quand on est aussi destructeur et manipulable ? Et sans possibilité d’échapper ni même de raisonner cette manipulation qui conduit à métamorphoser des hommes en monstres ?
Hate radio: de la manipulation hypnotique
C’est justement là que la mise en scène proposée par Milo Rau tient du génie. En nous coinçant sous un casque, dans l’obligation de suivre la pièce par radio, il nous place dans les conditions de subordination au média qui paramétrait alors la situation. Impossible d’échapper, et l’un des témoins explique que même les Tutsi poursuivis par les massacreurs riaient aux blagues des animateurs alors que ceux-ci hurlaient leur haine. Et le public de se retrouver dans cette situation quasi hypnotique, comme des lapins pris dans les phares de la voiture qui va les écraser.
Ajoutons la prestation d’acteurs d’une exceptionnelle qualité, qui s’immergent en vase clos dans cette violence verbale, enfermés qu’ils sont dans leur studio bulle comme dans leur folie destructrice, détournant informations, vérités, faits, déconnectés par l’alcool, la fumée des cigarettes, saoulés de prédications haineuses. Franchement, leur restitution est impressionnante, d’une justesse absolue, amplifiée par l’utilisation des idiomes du pays et cette diction de griot africain qui assène chaque appel au meurtre comme un conte rocambolesque. Le décalage léger entre les répliques égrainées sur un ton joyeux et leur traduction dans les sous-titres amplifie le malaise. Et l’on frémit lorsque Kantano, le clown de service, enlève sa veste, dévoilant le flingue qu’il porte fièrement : on comprend alors qu’il a probablement déjà tué.
Vous l’aurez compris : Hate radio est plus qu’une pièce ou un témoignage, c’est une expérimentation d’avant-garde et on n’en sort pas indemne. Son impact pédagogique est indéniable, et les scolaires devraient défiler dans cette salle pour voir la pièce de toute urgence ! Les scolaires et une bonne partie de la population adulte, à l’heure où les discours fascisants vont bon train.
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