Oyez, oyez, passionnés de théâtre et étudiants en mal de révisions ! Aujourd’hui, The ARTchemists vous embarquent au cœur de Juste la fin du monde. Entre crise personnelle et familiale, cette tragédie moderne signée Jean-Luc Lagarce explore les recoins les plus sombres et les plus lumineux de l’âme humaine. Magistrale, cette pièce mérite 1000 fois d’être explorée par le menu tant elle secoue et le cerveau et les tripes.
Louis ou Jean-Luc ?
Écrite en 1990, Juste la fin du monde raconte l’histoire de Louis, un écrivain d’une trentaine d’années, qui revient dans sa famille après une longue absence. Un retour au bercail pour annoncer sa mort prochaine ; Louis est rongé par un mal aussi mystérieux que fatal. Sur une seule journée (la fameuse unité de temps chère aux dramaturges classiques), Louis retrouve sa mère, sa sœur Suzanne, son frère Antoine et la femme de ce dernier, Catherine. Un grand élan du cœur ? Non. Cette réunion familiale sera teintée de non-dits, de malentendus et de tensions. Louis repartira sans avoir révélé son secret.
Louis, qui pourrait être Jean-Luc. Lagarce, né en 1957, formé à l’école de théâtre de Besançon, fondateur de la compagnie Théâtre de la Roulotte, adepte du théâtre de l’absurde, l’un des dramaturges les plus joués en France, découvre sa séropositivité dans les années 80. À cette époque, le SIDA fait des ravages, la maladie emporte ceux qu’elle atteint en quelques mois. C’est le point de départ de Juste la fin du monde. Marquée par une écriture poétique et incisive, la pièce traite des thèmes de l’absence, du retour et des relations humaines, sous le prisme d’un mal qui ronge l’âme autant que le corps.
État de crises multiples
Le retour de Louis après des années de silence ou presque enclenche une série de règlements de compte qui a tout de l’exploration de la crise familiale, écho de la crise interne de chaque protagoniste. Louis, en revenant au sein de sa famille, affronte l’amour de ses proches autant que leurs rancœurs. Face à lui :
- La Mère, sans prénom, caractérisée juste par son rôle de mère, et qui oscille entre l’amour inconditionnel pour ce fils qui, en aîné, porte le nom de tous les aînés de la famille, y compris son propre père, et l’amertume consécutive à son absence (sa fuite ?).
- Suzanne, la sœur cadette, profondément marquée par le départ de cet aîné qu’elle adule sans vraiment le connaître, et qui cherche à tout prix à renouer le dialogue malgré le fossé qui les sépare.
- Antoine, le frère rongé par la colère et le ressentiment, figure de l’homme aigri par les responsabilités qui lui incombent depuis le départ de Louis.
- Catherine, la belle-sœur, la pièce rapportée, l’épouse qui observe, tente de comprendre et tempérer les dynamiques conflictuelles de cette famille.
Le père ? Il a disparu, on ne sait où, parti, mort. Rien ne le précise, mais lui aussi manque, et on sent que Louis aurait dû le remplacer, qu’il aurait dû endosser son fardeau de chef de famille. Mais Louis a visiblement préféré l’éloignement, l’émancipation et la liberté, loin de ce cocon écrasant et castrateur. De la fratrie, il est le seul à s’être accompli.
Un sentiment de non-accomplissement
Le ressentiment est latent, qui se traduit par des dialogues entrecroisés, où chacun tente de s’exprimer sans vraiment être entendu, créant une atmosphère de communication rompue et de solitude partagée. Juste la fin du monde explore la difficulté de dire, de se dire, la douleur de retrouvailles qui ravivent les blessures du passé plutôt que de les cautériser. Les personnages de la pièce, profondément humains, reflètent à leur manière la complexité de la communication entre individus, emprisonnés qu’ils sont dans leurs monologues intérieurs et leurs incompréhensions.
On ne peut s’empêcher de s’interroger sur leurs réactions à tous quand ils apprendront la mort de Louis. Le soulagement pour certains ? La culpabilité pour d’autres ? l’incompréhension pour tous ? Ou bien rien que le chagrin progressivement fondu dans la routine et l’égocentrisme ? Tragédie moderne s’il en est, la pièce de Lagarce ne propose aucun dénouement clair, aucune catharsis limpide. Sentiment de non-accomplissement, de vide, de passivité volontaire accentué par la récurrence de dialogues feints où les tirades résonnent comme des ruminations intérieures.
My own private catharsis
La temporalité de la pièce contribue à cette tragédie de la passivité. Si l’action se déroule en une seule journée, le temps semble s’étirer à l’infini, chaque instant étant chargé de conflits non résolus, de silences pesants. Adieu le climax inévitable des tragédies grecques ou raciniennes : ici, l’absence de progression renforce le sentiment de stagnation. Les personnages sont comme paralysés par des émotions trop fortes pour être exprimables/acceptables. Incapables de changer ou de faire avancer les choses, ils demeurent figés.
Chaque spectateur, témoin impuissant de cet affrontement qui ne dit pas son nom, repartira avec son expérience, ses ressentis. Peut-être s’est-il reconnu dans ce long silence ? My own private catharsis, pourrait-on dire, singeant le titre du film de Gus Van Sant. La pièce se termine sur un néant familial et personnel : Louis retrouvant sa solitude, avançant sur le chemin qu’il a choisi de tracer, assumant seul, en des mots qui enfin cessent de se répéter pour disparaître dans la nuit. Un reflet lucide et pertinent, poétique et mélancolique de la complexité et de la douleur des relations humaines.
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