Quand on va au TNP assister à une pièce montée par Schiaretti on est rarement déçu. Quand il s’agit de la mise en scène d’Ubu roi, le chef d’oeuvre d’Alfred Jarry, on a beaucoup d’attente ; précurseur de l’absurde et du surréalisme le père Ubu fit scandale dès la première représentation en 1896 au Nouveau Théâtre. Fidèle à ces origines, Schiaretti nous livre ici une version complète et grotesque de la « fatrasie » de ce personnage engagé dans une folie sans limite. C’est un retour aux sources « potachiques », c’est un Jarry sans filtre qui nous est conté.
Nous connaissons l’histoire d’Ubu, d’une simplicité extrême : le père Ubu, influencé par sa femme et son désir de pouvoir, assassine Venceslas, roi de Pologne, pour gouverner en tyran. Les influences de Jarry sont évidentes, tout d’abord le Macbeth de Shakespeare dont il suit l’essentiel de la trame en cumulant les jeux de langage : le célèbre « hocher la poire » donne en anglais « to shake the pear » référence subtile au dramaturge anglais. Par ailleurs, la guidouille du personnage éponyme nous rappelle le Pantagruel de Rabelais ; le ventre du tyran est ainsi quasi personnifié et mis en lumière. Enfin on ne peut s’empêcher de comparer Ubu et Caligula, tous deux dévorés par leur folie de pouvoir et de possession.
Pour placer ce héros si particulier en situation, Schiarreti se laisse aller à une démesure scénique relativement éloignée de son univers habituel. Les décors sont marqués par l’accumulation, le mauvais goût, un mix entre un dépotoir et la très lyonnaise Demeure du Chaos, une décharge concentrationnaire et post apocalyptique qui accentue et étaye la frénésie de l’intrigue. La musique, la danse, les jeux des acteurs nous montrent un Ubu roi complet, grotesque. La pièce se révèle hystérique grâce au génie de la mise en scène. Comme le dit Pauline Noblecour « si tous s’inclinent devant une machine qui les dépasse, le théâtre, in fine, ne s’incline que devant lui même. »
Cette machine qui s’emballe représente le fond de cette satire. Le rire est au service de la critique et de la dénonciation. La langue française est modifiée, dénaturée et moquée. On s’esclaffe devant l’absurdité des jeux de mots : le célèbre « merdre » épenthèse caractéristique de Jarry enchante. Pourtant le rire et les mots font ressortir les maux de nos époques. Métaphore du capitalisme et de la surconsommation, la pièce tout entière questionne : les références au monde moderne sont nombreuses et audacieuses (Amin Dada, Trump, Depardieu et même Macron).
Plus encore qu’un tyran universel échappé des épisodes les plus noires de notre époque, Ubu est un despote de l’aire de consommation. La machine à mort en est un exemple parfait, qui tue les nobles dans un enthousiasme tragique : aliéné par la voracité de l’industrie, Ubu prononce les ordres d’exécution à la chaîne sans plus pouvoir s’arrêter. En sortant de ces deux heures de spectacle, le public s’avère stimulé par la complexité de la représentation. Visiblement peu habitués à fréquenter les salles de théâtre, des collégiens amenés là par leur professeur de littérature, échangent : « si j’avais su que le Théatre c’était si peu chiant, j’y serai allé plus souvent ! »
Monsieur Schiaretti, mieux que toutes les belles critiques élogieuses de tel ou tel magazine, par la voix de ces collégiens vous avez gagné. Jarry serait si fier de vous !
Et plus si affinités