C’est un fait, impossible en cet été 2014 de faire l’économie de cette exposition, qui relate 50 ans de création artistique iranienne. A cela plusieurs raisons :
- déjà et avant tout il s’agit de l’Iran, pays dominé par la loi coranique où il est extrêmement difficile, voire dangereux d’être artiste ;
- il s’agit et c’est une première, d’aborder ce paysage artistique dans son évolution, et cela malgré les soubresauts politiques, sans coupures chronologiques ni ellipses, en trois étapes qui s’enchaînent ;
- l’art ici est à la fois reflet et conséquence des troubles et des mutations du pays, qui voit se succéder un régime autocratique, une révolution sanglante, des guerres meurtrières et un pouvoir religieux répressif, sans compter les convoitises des pays étrangers, désireux de contrôler ce point névralgique stratégique et pétrolier ;
- les œuvres présentées sont sans pitié, alimentées par une iconographie photographique qui documente les évènements de l’intérieur pour construire une passerelle directe avec l’art qui l’englobe et la phagocyte.
Exposition Unedited History | MAM Musée d’Art… par paris_musees
Avec ce parcours, le Musée d’Art Moderne de Paris offre l’opportunité de découvrir des artistes dont on sait peu de choses (Bahman Mohassess, Behdjat Sadr, Barbad Golshiri, pour ne citer qu’eux sur la cinquantaine de créateurs exposés)et de les voir agir dans un univers à risque où leur travail est constamment menacé ainsi que leur vie. L’expérience est riche d’enseignements car elle rappelle magistralement que toujours la création est fragilisée par le monde qui l’entoure, mais elle en tire également sa force.
La mise en parallèle avec l’autre exposition temporaire du MAM dédiée à l’univers de Lucio Fontana est extrêmement intéressante car elle confronte deux rapports différents à l’acte d’inventer. Lucio Fontana est dans la réfléxion intense, une quête intérieure presque métaphysique qui suppose le retrait, la distanciation, l’abstraction absolue. Les artistes présentés sur Unedited History : Iran 1960 – 2014 sont quant à eux plongés dans l’urgence des évènements.
Ce phénomène apparaît dés le panneau d’introduction, chronologie frappante qui met en corrélation les grandes dates politiques et culturelles : chaque spasme de violence vient contrecarrer et réduire à néant une avancée majeure, ainsi le Festival des arts Shiraz – Persépolis, qui de 1967 à 1978 devient un formidable miroir de l’activité artistique asiate et africaine, assumant ainsi la fonction de passerelle que le pays a toujours occupée entre les deux continents. Théâtre, danse contemporaine, les spectacles qu’on y produisait étaient d’une très grande qualité, d’une pertinence absolue, de véritables pôles d’agitation intellectuelle, un terreau fertile de contestation intelligente et progressiste, une avant-garde.
Sa chute est l’écho dramatique d’un désir d’étouffement, d’un refus évident de démocratisation qui engendre et explique la révolution qui suivit. Et l’exposition à ce moment pose de façon magistrale la question de l’artiste comme maillon à la fois fort et faible d’une société dont il cherche à stopper la décomposition en la relatant. A ce titre les photos que Kaveh Golestan consacra au quartier rouge de Téhéran, Shahr-e No, entre 1973 et 1975, sont significatives : vie des prostituées, des travailleurs miséreux et des enfants handicapés, le triptyque dénonce des conditions d’existence inacceptables pour ces gens marginalisés enfermés dans un ghetto qu’on ne veut pas dévoiler. L’exposition sera interdite.
Par la suite on découvre la prolifération d’affiches et de tracts très stylisés et d’une brutalité incroyable qui ont porté le discours révolutionnaire, tandis que certains artistes filment l’arrivée de Khomeiny, photographient l’ébullition des rues, mettant en exergue cette lame de fond … et une présence médiatique décousue et voyeuriste qui néglige une analyse de fond qu’il aurait pourtant fallu développer. La guerre contre l’Irak inspirera ce même besoin de témoigner, de garder trace de l’innommable avec par exemple les photos que Bahman Jalali ramène de la ville martyre deKhorramshahr, des zones de combat où les cadavres s’accumulent.
Immédiateté, rapidité, réactivité, les artistes iraniens emportés dans la tourmente de l’Histoire prennent du recul avec les années 90 : nouvelles technologies, exil forcé, alors que les choses s’apaisent plus ou moins, ils reviennent à une contemplation triste d’un paysage dévasté où tout est à reconstruire. L’installation de feu Chohreh Feyzdjou a tout de l’« épicerie de l’apocalypse », où les objets rassemblés semblent consumés, des cendres qui auraient pu s’échapper des photos de Jalali. Aucune mansuétude dans toutes ces œuvres rassemblées d’où la couleur semble absente hormis le rouge, le noir, le feu, une pesanteur évidente qui résulte de ce monde sans tendresse, sans humanité hormis celle de la résistance au fanatisme, au monstrueux, à l’intolérant.
A voir, sans se voiler la face, sachant que certains travaux présentés sont insoutenables et témoignent d’une violence terrible, qui fait froid dans le dos car, bien qu’ancrée dans une culture, un pays, une Histoire, elle est le reflet de la furie humaine universelle dans ce qu’elle a de plus destructeur. Une exposition exemplaire qui démontre que l’art, quand toutes les autres solutions ont échoué, demeure la seule alternative à la loi, sauvage, intolérable et régressive du Talion.
Et plus si affinités
http://www.mam.paris.fr/fr/expositions/exposition-unedited-history