«Et la Palme d’or 2023 est attribuée à…Justine Triet pour Anatomie d’une chute !» S’ensuit un discours qui a fait couler beaucoup d’encre par son énergie et sa détermination… et les réactions effrayées/outrées d’une partie du corps politique et de l’opinion publique, regrettant que la lauréate ait ainsi critiqué la politique gouvernementale et la violence avec laquelle a été menée la réforme des retraites.
216 600 tweets plus tard selon Visibrain (à la louche, ça a dû grimper depuis), la preuve n’est plus à faire : n’en déplaise à certains qui rêvent d’un monde artistique aseptisé, propre sur lui et bien obéissant parce qu’on lui a lâché des subventions en guise d’os à ronger), la remise de la Palme d’Or est encore et toujours une tribune politique. Il faudrait être totalement hors sol et peu informé de l’histoire et de l’ADN du festival de Cannes pour en douter, prétendre le contraire.
Car le festival de Cannes, ce n’est pas qu’une vitrine glamour pour les marques de luxe (qui ont du reste très bien saisi l’opportunité d’exploiter ce juteux filon qu’elles ont d’ailleurs tendance à vampiriser, transformer en catwalk et en cirque marketing). C’est aussi un formidable tremplin culturel. Et recevoir la Palme d’Or encore plus. Explications.
Un outil de promotion extrêmement efficace
On s’en doute, mais c’est toujours mieux de le préciser, parce que c’est justement la clé de l’émancipation. Pour un réalisateur, gagner la Palme d’Or au Festival de Cannes est considéré comme l’une des plus grandes distinctions dans l’industrie du cinéma. Pourquoi ? Parce que c’est l’occasion d’offrir une visibilité inégalée au film primé, et dans un climat ultraconcurrentiel, c’est toujours bon à prendre. Cela :
- génère une couverture médiatique considérable (avec la une des médias spécialisés du monde entier, des articles dans la presse généraliste de tous les pays, des reportages dans les journaux télévisés, des mentions sur les réseaux sociaux – 6,7 millions de messages dédiés à l’événement cannois pour cette 76eme édition toujours selon Visibrain, ce n’est pas rien) ;
- attire l’intérêt des distributeurs internationaux, ce qui va permettre au film d’être programmé dans les salles du monde entier, avec en prime des opérations de communication à la hauteur des enjeux ;
- permet ainsi au film récompensé d’atteindre un public plus large, en dehors des audiences de niche, adeptes du cinéma d’auteur.
Par contrecoup, la Palme d’or est annonciatrice de rentrées d’argent conséquentes, avec une audience nombreuse, la diffusion à venir du film en DVD, sur les plateformes en VoD, à la télévision… Et logiquement, remporter la Palme d’Or va également faciliter l’obtention de financements pour les projets futurs du cinéaste, que les professionnels vont désormais considérer comme « bankable ». Les producteurs, les investisseurs et les studios sont forcément attirés par les réalisateurs qui ont reçu cette reconnaissance, ce qui peut ouvrir des portes habituellement closes pour de nouvelles collaborations et opportunités, convaincre des acteurs célèbres de travailler sur les prochains projets…
Exemple type : récompensé en 2019, Parasite du réalisateur sud-coréen Bong Joon-ho connaît un succès critique et commercial mondial. Selon les données de Box Office Mojo, le film a rapporté plus de 266 millions de dollars dans le monde entier. Cela en fait le film coréen le plus rentable de tous les temps et l’un des films en langue étrangère les plus lucratifs de l’histoire du cinéma.
Devenir une référence cinématographique
Eh oui, faire des sous, c’est bien, s’imposer comme une référence cinématographique durable, c’est mieux. La Palme d’Or est décernée par un jury composé de professionnels du cinéma, cinéastes, acteurs, eux-mêmes célébrissimes et reconnus ; de ce fait, elle est considérée comme un gage de qualité, mieux, un adoubement. Remporter cette récompense catapulte le cinéaste sur la scène internationale. Ce trophée confère une crédibilité artistique telle qu’elle va propulser le réalisateur primé au rang d’artiste incontournable doté d’une griffe, d’un style qu’il va imposer.
Exemple type : lancé par Reservoir Dogs en 1992, Quentin Tarantino va passer le cap de la célébrité internationale après avoir reçu la Palme d’Or en 1994 pour Pulp Fiction. Le film a été acclamé pour son scénario innovant, son style de narration non linéaire, son mélange unique de genres. La Palme d’Or renforce donc la crédibilité artistique de Tarantino, établit son statut de réalisateur visionnaire. Le succès financier qui s’ensuit (le film ramènera 213 millions de dollars à l’international) prouve que le public est séduit durablement. Suivent Jackie Brown (1997), Kill Bill (2003-2004), Inglourious Basterds (2009), Django Unchained (2012) et j’en passe. Mis en orbite par la Palme d’Or, ce type de narration plaît… et fait école. Pulp Fiction a eu un impact significatif sur l’industrie du cinéma : son approche audacieuse, son mélange de violence stylisée, de dialogues percutants et d’humour noir ont inspiré de nombreux réalisateurs depuis et ont contribué à façonner le paysage cinématographique des années 90 et au-delà.
Faire bouger les choses ?
L’exemple de Quentin Tarantino est parlant d’un point de vue artistique. Mais la portée du Festival de Cannes est telle que c’est devenu une tribune sociale et politique d’envergure. Il convient à ce titre de ne pas oublier les origines du festival : ce dernier est créé en 1939 pour faire opposition au festival La Mostra de Venise cornaquée par le Duce qui y décerne la coupe Mussolini. Dans son ADN même, le festival de Cannes porte une volonté d’ouverture culturelle, de diversité des points de vue et de combat politique ; on l’appelle alors « le festival du monde libre ». Aujourd’hui encore, il sert de porte-voix aux réalisateurs, aux acteurs, aux producteurs opprimés, exilés politiques, fuyant dictatures et régimes violents : qui pourrait oublier L’homme de fer du réalisateur mythique Wajda ? Le légendaire Adieu ma concubine de Chen Kaige ?
Les films récompensés portent tous un message sociétal, un regard certes esthétique, mais aussi profondément critique sur les évolutions du monde moderne, sa cruauté, sa folie, son injustice… L’affaire Mattei de Francesco Rosi en 1972, Apocalypse Now de Coppola en 1978, Elephant de Gus Van Sant en 2003, Sans filtre de Ruben Östlund en 2022… Ken Loach incarne ce visage du réalisateur contestataire, dont les deux films primés, Le vent se lève en 2006 et Moi, Daniel Blake en 2016, évoquent les dures réalités de l’histoire britannique. Décerner la Palme d’or est forcément un geste politique : distinguer ainsi un film spécifique, c’est susciter le débat, enclencher la discussion, voire la polémique… dans tous les cas, sensibiliser le public.
Exemple type : récompensé en 2008, le film Entre les murs de Laurent Cantet a suscité le scandale par sa vision on ne peut plus juste du système éducatif français tel qu’il est en train de se détricoter vitesse grand V. Le réalisateur, inspiré par le livre de François Bégaudeau, y relate les problématiques de la diversité culturelle, des inégalités sociales, des tensions raciales dans l’univers de l’école. Étant fondé sur des faits réels et utilisant des acteurs non professionnels, le film a suscité des débats sur son authenticité et sa représentation fidèle de la réalité scolaire. Certains l’ont critiqué pour sa prétendue exploitation de la vie réelle des élèves et des enseignants, tandis que d’autres l’ont salué pour sa sincérité et son réalisme. Entre les murs a généré des discussions sur le système éducatif français et ses problèmes, notamment la question de l’intégration des élèves issus de l’immigration, les méthodes d’enseignement et les obstacles rencontrés par les enseignants. Le film a été perçu par beaucoup comme une critique sociale de l’éducation en France, un outil politique : certains politiciens l’ont salué comme une œuvre courageuse, d’autres l’ont critiqué pour sa vision négative.
Dans ce contexte, avec pareille visibilité, pareille aura, la remise de la Palme d’Or est, de fait, l’amorce d’un changement. Ainsi, Julie Triet est la troisième femme à en bénéficier après Jane Campion en 1993 pour La Leçon de piano et Julia Ducournau avec Titane en 2021. Trois réalisatrices sorties du rang sur 76 éditions ? Le prochain combat à mener est très clairement féministe. Delphine Seyrig s’y était attelé dans les années 70 ; il serait temps que ça bouge, vous ne croyez pas ? Reconnaître les femmes réalisatrices, promouvoir le cinéma au féminin, donner la parole à ces créatrices, même, surtout si cette parole est engagée, militante. Pour encourager d’autres femmes à prendre la parole, à s’impliquer, inspirer les réalisatrices du futur. Changer la donne, dans les scénarios, les codes d’interprétations, les rythmes narratifs, les thématiques… Représenter la femme autrement, en tout cas pas comme un objet sexuel et docile, mais comme un sujet pensant et agissant … Et alimenter cette formidable tribune d’échange et de créativité qui A BESOIN de sang nouveau, femmes, hommes, à égalité.