Alors que Dauphine vient de boucler son article sur 24 heures dans la vie d’un restaurant dans le sillage de celui consacré à l’expo La Naissance des Grands Magasins (ouais, on aime bien les enchaînements d’articles en mode « Ma vie de rédacteur est une incroyable aventure intellectuelle »), je ne résiste pas à la tentation de rebondir sur le sujet en évoquant une œuvre que je considère comme un des ancêtres du rock spirit. J’ai nommé La vie parisienne d’Offenbach. Ouais, je sais, l’opérette, c’est pas exactement le pogo dans une salle pleine à craquer, mais t’inquiète, lecteur, même si il n’y a pas de gratte électrique dans la partition d’Offenbach, ça bouge quand même bien. Et surtout, ça grince des dents tout en nous faisant hurler de rire.
Satire, clin d’œil, foutage de gueule
Posons le cadre, pour celles/ceux qui sont un peu à la ramasse question opérette. 1866, Paris, Second Empire : c’est là qu’Offenbach, maestro frénétiquement créatif et adepte de l’humour musical, balance La Vie parisienne sur scène. Dressons le tableau : robes du soir à crinoline, lustres en cristal, beaux messieurs en haut de forme qui sirotent du champagne en matant les petites femmes de Paris jouer de l’éventail et danser le cancan. Derrière tout ça, c’est du pur Offenbach : satire, clin d’œil, foutage de gueule.
Le compositeur de La Belle Hélène s’amuse de la haute société parisienne et de ses travers. Et ça marche, parce que sous Napoléon III, Paris, c’est la capitale des plaisirs, des fêtes non-stop, des touristes qui en veulent toujours plus : « je vais m’en fourrer jusque, jusque jusque là » comme l’affirme très justement un baron suédois en goguette dans les rues huppées de la capitale. Chic en apparence, mais au bout du compte il s’agit de s’envoyer en l’air par tous les moyens possibles.
Amour et fun
Offenbach n’est pas du genre à faire dans la dentelle. Déjà, il avait cartonné avec Orphée aux Enfers – où il tourne la mythologie en ridicule. Avec La Vie parisienne, il immerge le spectateur en apnée dans la Ville Lumière, où bourgeois, aristos et riches touristes étrangers se font rouler dans la farine avec jubilation (dixit l’air du Brésilien, voleur venu se faire voler). Et pour pondre ce petit bijou, Jacques le Bondissant s’entoure de Meilhac et Halévy, ses complices en écriture, qui maîtrisent l’art du livret comme Noel Gallagher la guitare saturée.
Premier show en 1866, devant un public du Théâtre du Palais-Royal qui en redemande, charmé par ce vaudeville aux allures de course-poursuite amoureuse : Raoul de Gardefeu, jeune noble désœuvré bien décidé à se remettre de sa séparation avec la demi-mondaine Métella, passe toute la pièce à tenter de séduire une belle Suédoise, la baronne de Gondremark. Un fil directeur qui permet de découvrir les fastes et les coulisses d’une vie parisienne trépidante. Quiproquos, déguisements, embrouilles, grands seigneurs et domestiques s’y mêlent : Gabrielle, la gantière, Bobinet, le pote de Raoul, tout ce petit monde est en quête d’amour facile et de fun.
Une partition qui décolle !
Musicalement, Offenbach ne fait pas les choses à moitié. L’opéra bouffe, c’est son rayon. Léger, vif, il nous hameçonne l’oreille dès les premières notes, multipliant les morceaux de bravoure construits avec finesse et qui exigent une technicité de chant rare, un sens inné du rythme, une diction sans faille : rondo du Brésilien, « Vous souvient-il, ma belle », « je suis veuve d’un colonel », « Tout tourne, tout danse », galop final « Feu partout, lâchez tout ». Solos, duos, trios, chœurs et ensembles constituent une vraie fête qui explose en tête, enchantent le tympan, ravit le métabolisme.
Cadence, dynamique, Offenbach tisse un flow identifiable entre tous, une frénésie mélodique qui évoque le délire des grandes messes rock mémorables type Wembley et autres concerts mythiques. La structure de la partition mêle esprit de l’opéra bouffe, où tout est prétexte à la dérision, chants d’amour romantiques et passages dignes d’une revue de cabaret. En résumé, cette opérette est une véritable carte postale vivante, une synthèse musicale pétillante où se croisent des émotions multiples sur fond de plaquette publicitaire vantant les plaisirs de la capitale.
Du pur punk avant l’heure
Haussmann vient alors de redessiner la ville, les boulevards sont bondés de promeneurs, les cafés, restaurants, théâtres bourrés de monde. Hôtels de luxe et grands magasins regorgent de riches étrangers venus claquer leur thune, savourer à 1000 % les joies déversées par cette corne d’abondance. Les touristes affluent, les bourgeois paradent, chacun essaie de jouer son rôle dans cette grande comédie urbaine. Offenbach capte cet esprit et l’injecte dans son œuvre : les soirées interminables, les flirts légers, les arnaques cocasses.
C’est une pub géante pour la ville que tisse le compositeur, mais avec ce petit côté grinçant, ce clin d’œil qui te dit « Paris, c’est beau, mais fais gaffe, tout ici n’est que façade et leurre, on peut vite s’y perdre, y laisser sa fortune, sa réputation, son âme ». Exactement ce qu’on retrouve dans le célèbre Nana de Zola, le tragique en moins. C’est le côté un brin anar d’Offenbach qui ressort ici, son esprit provo, sa parfaite connaissance de la psyché de ses contemporains. La Vie parisienne, c’est du pur punk avant l’heure, un formidable coup de pied dans les conventions avec un éclat de rire de gamin malicieux.
Le trublion du répertoire
Côté scène, c’est du lourd depuis le début. La première version en 1866 a mis tout le monde d’accord ; depuis, La Vie parisienne n’a jamais quitté le répertoire, s’érigeant en trublion qui s’infiltre dans toutes les salles, inspire pour tout metteur en scène en quête de challenge. Parmi les lectures à retenir, notons :
- la version Renaud Barrault en 1967 avec un casting devenu légendaire, j’ai nommé : Suzy Delair (peut-être une des meilleures Mettela de l’histoire de l’opéra), Denise Benoit, Simone Valère, Madeleine Renaud, Pierre Bertin, Jean Desailly, Jean Parédès (qui interprète plusieurs petits rôles), Jean-Pierre Granval, Jean-Louis Barrault, Georges Cusin, Régis Outin. Jean-Louis Barrault parle alors de « Rock and Roll Napoléon III », c’est dire !
- la version télévisée signée Christian-Jaque en 1977, particulièrement attachante et pleine de peps, avec Jean-Pierre Darras, evelyne Buylle, Bernard alane, Jacques Legras, Dany Saval et consort.
- la version Daniel Mesguich à la Comédie française 1997 avec Bérengère Dautun, Thierry Hancisse, Catherine Salviat, Christian Blanc entre autres (et un passage absolument hilarant sur les ateliers Brecht en chaussettes).
- la version Jérôme Savary à l’Opéra comique en 2002, pétillante et complètement déjantée comme seul Savary est capable.
- la version Laurent Pelly qui joue la carte du décalage historique en propulsant l’intrigue dans le Paris d’aujourd’hui.
- la version Christian Lacroix, pas forcément ma préférée mais notable pour ses costumes, son côté foutraque.
Approches traditionnelles en costumes et décours d’époque ou visions plus modernes et dans le vent, la mise en scène de La Vie parisienne jongle sur la décomplexion, le clownesque, l’ironie… sans oublier la danse, l’incontournable cancan, le galop final qui demande une chorégraphie étudiée. Enjeu : ne jamais tomber ni dans le vulgaire ni dans le grotesque, tout en conservant l’énergie toute particulière de cette oeuvre sans précédent, qui un siècle et demi après sa création, demeure d’une actualité impressionnante. Bref, un vrai classique à (re)découvrir avec l’oreille et les yeux bien ouverts.
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