Dans les années 70, Marina Abramovic, papesse de l’Art corporel, organisa une performance troublante : impassible et muette, elle s’offrait au public, libre de la caresser ou de la fustiger. Il s’en fallut de peu que cela ne dérape, et l’artiste confessa ultérieurement avoir tremblé devant la violence graduelle dont les spectateurs firent preuve face à cette femme offerte, soumise et apathique. C’est cette violence graduelle, depuis l’insulte verbale jusqu’à la mise à mort collective, qui sert de levier à la pièce de l’auteur polonais Witold Gombrowicz. Une pièce écrite en 1938, jouée pour la première fois en 1957, en ce début de saison 2014-15 mise en scène de façon magistrale et ingénieuse par Jacques Vincey dans le cadre du théâtre Olympia, Centre dramatique régional de Tours qu’il dirige depuis moins d’un an.
Un choix de programmation volontairement engagé et dérangeant puisqu’acté pour interroger la théâtralisation de nos sociétés où tout n’est qu’image et apparence, qu’il faut sauvegarder coûte que coûte, fusse au prix d’une vie innocente. Pourtant l’action de cette fable se situe au sein d’une Cour royale, auprès d’un monarque et sa famille, véritables figures de la perfection et de la bonté humaines, qui ont pour fonction de protéger des personnes aussi vulnérables que la fragile, autiste et apeurée Yvonne. Mais voilà, Yvonne, choisie par le prince Philippe pour tromper son ennui de fils de bonne famille coincé dans la prison dorée de sa caste, Yvonne sans grâce, laide, soumise, comme absente à son sort, Yvonne vivante poupée de chair, Yvonne réveille toutes les laideurs cachées de cette Cour de Bourgogne, aussi pourrie que celle du Danemark. Et sa présence va devenir révélatrice des pires déviances, jalousies, bassesses, frustrations sexuelles, mépris et sévices, tandis qu’elle erre dans ce palais comme un fantôme.
Iphigéniede Racine, La Reine morte de Montherlant, Le Roi s’amuse de Hugo, Théorème de Pasolini, … Bourdet, Shakespeare, Mirbeau, Beckett, Genêt, … notre petite Yvonne atone pose son regard vide sur bien des univers dont les héros, tout comme elle, dérangent parce qu’ils renvoient une image du monde peu flatteuse. Sans fard et sans teint, Yvonne offre un miroir des plus justes, et Jacques Vincey s’empresse d’en affiner le reflet avec une mise en scène pertinente au plus haut point. Placée sur une île paradisiaque dont la végétation évoque un hôtel grand standing autant qu’un Center Park, la Cour de Bourgogne vit dans des bungalows high tech meublés en Ikea, passe son temps de blanc vêtue, entre balades sous les frondaisons, exercices physiques et organisations de dîners, s’échappant de temps à autre pour saluer le bon peuple, ici en se promenant dans les rangs du public, directement intégré dans l’’action. C’est d’ailleurs là que le prince Philippe, hybride d’Agassi,de Hamlet et de Dom Juan, survolté à la coke et à la haute opinion qu’il se fait de lui-même, égo débridé et béant, détecte Yvonne dont il déteste immédiatement l’apathie mais qu’il va séduire néanmoins.
Par bravade, par ennui, par sadisme. Par bêtise aussi, car le personnage n’est guère finaud ni très profond malgré ses grands questionnements. Choisie dans les rangs des spectateurs, Yvonne se retrouve propulsée sur scène et dans ce microcosme de vampires, une seconde nous la suivons, surpris par cette rupture de la limite sacrée qui en annonce d’autres. Car cette pièce est tissée de failles, de crevasses qui laissent apparaître les monstruosités. Multipliant les références, Vincey dirige ses acteurs, tous remarquables, vers une démesure ubuesque, une véritable folie, une mise à nue qui, on le devine, ne se terminera pas pour les personnages avec le sacrifice d’Yvonne, qui malheureusement trouve parfaitement place dans notre monde actuel. Cette lecture féroce met doublement en exergue la force et l’actualité du texte de Gombrowicz, sa terrible analyse de l’humanité. On rit certes, comme pour se protéger du danger que représentent ces gens, de leur cynisme épouvantable, de leur condescendance mielleuse. On rit, pour se mettre à distance de la pitié puis de l’agacement que déclenche cette fille, la « Molichonne », qui bientôt nous tape aussi sur le système, et qu’on se plairait volontiers à secouer en tout sens sans même réaliser qu’elle est là pour titiller ce bas instinct de destruction qui sommeille en nous, telle le Christ rédempteur dont elle reconnaît l’existence dans une de ses rares répliques.
On rit et on ressort secoué de ces deux heures, qui en disent long sur les rapports dominant/dominé et la rapidité, l’aisance avec laquelle ils se mettent en place. La pièce est écrite en 1938, alors que la logique des camps d’extermination se met en place. Aujourd’hui Vincey met en exergue son actualité. La saison 2014-2015 du Centre dramatique régional de Tours promettait « le réel qui cogne »? Avec cette première production il tient parole, au-delà de l’imaginable.
Et plus si affinités